Agriculture et Société : les termes d'un rapprochement.

Publié le par Jérôme LJ

Assaillie par les critiques, l’agriculture a bon dos. On lui a dit de produire, elle l’a fait. Les rendements ont été multipliés par 10 depuis les années 60. Le nombre d’hectares cultivés par agriculteur a été multiplié par 50. Au total, la productivité des agriculteurs est 500 fois plus élevée qu’il y a 40 ans. Y-a-t-il d’autres secteurs de l’économie qui ont réalisé un tel score et pour un tel louable objectif qui était d’assurer la sécurité alimentaire du Vieux Continent ?

L’objectif est atteint mais à quel prix ? Prenons un seul exemple des conséquences négatives qu’a induit l’intensification de la production agricole : l’état du sol. Moins visible et à plus long terme, sa dégradation rime avec irréversibilité. Explications. Le choix des cultures ne se fait plus aujourd’hui en fonction de la terre ou du climat mais en fonction de ce qui est le plus subventionné par Bruxelles ou de l’évolution des cours des matières agricoles. L’agriculture moderne a véhiculé l’illusion selon laquelle tout type de sol pouvait accueillir tout type de cultures. Or les géographes ou les pédologues le savent bien, il existe une infinité de sols dont les caractères diffèrent selon le climat, la nature géologique, la structure végétale. Les vecteurs de l’illusion, ce sont les pesticides. Grâce à eux, la plante ne se nourrit plus en profondeur. Oubliés, par conséquent, les caprices des terroirs locaux aux terres plus ou moins acides, plus ou moins lourdes. La plante est mise sous perfusion. Transfuges de l’INRA, les micro-biologistes Lydia et Claude Bourguignon tirent régulièrement la sonnette d’alarme :  le sol est mort. Il est mort car les insectes, les verres de terre (jusqu’à  4 tonnes par hectare dans un sol vivant), la faune ne survivent pas aux pesticides. La terre, sans ces agents aérateurs, ne capte plus l’oxygène. Sa surface est comme glacée, elle ressemble à un morceau de carton. La plante demande toujours davantage la mise sous perfusion. Le sol fout le camp. La coloration marron des rivières après un orage émeut bien peu de monde. Or, c’est le meilleur du sol qui s’échappe, cet horizon de 15 centimètres dont la formation a nécessité plusieurs milliers d’années. De là l’irréversibilité : si arrêter de polluer l’eau peut à nouveau rendre les rivières propres, polluer le sol c’est y enlever la vie. Y enlever la vie, c’est s’exposer à une chute des rendements. Voir baisser les rendements, c’est affronter une rareté des denrées alimentaires. La rareté conditionne le prix. Le prix conditionne l’accès aux denrées… la chaîne est sans fin. Elle est malheureusement mortelle pour des centaines de millions d’Hommes qui n’ont pas « choisi les trottoirs de Manille, de Paris ou d’Alger pour apprendre à marcher »…

La récente hausse des prix agricoles est très remarquée parce que même les consommateurs des pays développés en souffrent. En moins d’un mois, mes 6 bouteilles de lait ont connu une inflation de 13%. Mon salaire n’a pas bougé. Vais-je devoir cesser de consommer bio, me tourner vers des produits un peu plus « bas de gamme » et ainsi cautionner un système dont je connais les dysfonctionnements et que je récuse ? Après tout, même les classes aisées peuvent consommer bas de gamme puisque la sécurité sanitaire est assurée. Nous sommes tous placés dans une relation dialectique entre nos attitudes de « consommateur » et de « citoyen ». Les premières sont déterminées par les prix, rapportés à notre salaire. Elles sont sensibles aux tendances, aux goûts mimétiques puisque nous sommes tous des êtres sociaux avides de normalité et d’intégration réussie. Le marketing tente, à débauche de moyens, de décrypter la volatilité des comportements de tendance. Parallèlement, ou plutôt de manière enchevêtrée, notre regard citoyen réinterroge chacun de nos actes d’achat en fonction de leur contribution au respect de la planète. Emprunt d’idéal, il contribue à donner sens à notre existence. Il peut être un mode privilégié d’affirmation d’une différenciation sociale qui, par ailleurs, n’est pas corrélée au niveau de vie. Pour autant, que l'on soit consommateur ou citoyen, on passe 3 fois moins de temps aujourd'hui à cuisiner que dans les années 60. Sur la même période, le taux d'activité des femmes est passé de 30 à 80%. Quel temps désirons-nous accorder à notre alimentation? La question est cruciale. La montée des industries agro-alimentaires n'est pas étrangère à cette évolution du budget temps. De plus en plus de ménages sont sensibles à la practabilité des produits alimentaires proposés à la vente. C'est là dessus que se portent les innovations, bien plus que sur la qualité des aliments eux-mêmes.

Les arbitrages des consommateurs sont complexes. Plusieurs variables entrent en jeu parmi lesquelles le prix et le temps. Par ailleurs, on ne consomme pas uniquement pour manger. On consomme pour satisfaire de nouveaux plaisirs. Plaisir de se dépayser (voyages), d’échanger (technologies de l’information et des communications), de soigner son apparence (esthétique, soins du corps, sports) etc…  Une récente enquête réalisée auprès d’étudiants illustre parfaitement cette difficulté des arbitrages. (Enquête Réussir Demain – Centre de formation Companieros – A lire dans Le Monde Economie du 19 mars 2008). Si 96% d’entre-eux disent que le développement durable est très urgent et 87% estiment que ses enjeux « donnent envie de s’impliquer », seuls 27% pensent qu’il va influencer leur façon de s’habiller et 25% leur façon d’organiser leurs loisirs. Clairement, il y a là l’expression de réflexes individualistes. « Quand la question de la responsabilité est abordée, la détermination s’effrite quelque peu »  analyse l’auteur de l’article. Serions-nous tous des irresponsables ?

Par défaut oui, nous le sommes. Par défaut d’anticipation, de solidarité, de clairvoyance, de mobilisation collective. Mobilisation non pas pour protester. Mobilisation pour construire, régénérer un système qui a eu sa raison d’être mais qui ne l’a plus. Tous, individuellement, on manque de temps pour s’informer et comprendre, deux ferments de la mobilisation. « Travailler plus pour gagner plus » est le pire des refrains. J’y opposerais la Une de Courrier International du 2 janvier dernier : « Travailler moins pour gagner moins et vivre mieux ». On pourrait y rajouter, « pour penser mieux ».

Nourrir 9 milliards d’individus en 2050 va effectivement nécessiter de penser. Les surfaces urbanisées grignotent les terres agricoles à vitesse rapide. L’eau est source de conflit dans plusieurs régions du globe. Il faudra produire plus avec moins de ressources. Lors d’une récente conférence donnée à Tours, Jean Claude Flamand, directeur de l’INRA et de l’AgroBioSciences de Toulouse, a appelé à porter les efforts de recherche sur les procédés permettant de stimuler l’activité biologique du sol (encore lui) de manière à accroître les rendements à l’hectare. Avec l’ironie du repenti, il a qualifié cette potentielle nouvelle agriculture d’écologiquement intensive. On a là le premier des rapprochements à opérer : celui entre l’agriculture et son milieu naturel. Il peut prendre du temps car apprendre à desapprendre n'est pas chose aisée. Alors que dans les écoles d'agriculture les élèves apprennent (toujours!) à calculer une marge brute par culture, la nouvelle approche agro-écologique réclame de raisonner sur l'exploitation dans son ensemble, intégrée à son territoire. Toutes les cultures n'ont pas le même rapport. Certaines coûtent de l'argent mais elles sont une condition essentielle pour que la suite de la rotation de cultures se passe bien. Elles permettent de ne plus avoir recours à la chimie en apportant naturellement de l'azote, en préservant la biodiversité, cette andidote symbiotique à la multiplication des ravageurs résistants. L'herbe récoltée au bon stade de pousse permet un bon apport de protéïnes aux bovins. Une prairie en place depuis quelques années couplée à un arrachage manuel des rumex et autres chardons permet de très sérieusement réduire le problème des "mauvaises" herbes dans la durée. L'herbe apporte quasiment autant de matière sèche à l'hectare que le maïs, ce qui permet à certains agriculteurs biologiques d'être autonomes pour l'alimentation de leur bétail et ce, sans débauche de produits de synthèse et de procédés hautement technologiques. Les inter-cultures permettent de recouvrir le sol entre deux cultures annuelles. Ces plantes apportent de l'engrais vert et limitent l'érosion. Dans de nombreuses contrées, les agriculteurs expérimentent de nouvelles pratiques plus écologiques, plus en lien avec l'environnement naturel. Ils cherchent à réduire leurs dépendances au marché, à l'agro-chimie, à l'agro-alimentaire ... toutes ces dépendances qui les ont dépossédés de leur patrimoine, de leurs responsabilités, de leur fierté. L'agriculture biologique est une solution tout autant que du bon sens. Elle produit en effet pour la vie, et non pour la mort. Elle ne cherche pas à tuer les insectes, à tuer les champignons, à tuer les mauvaises herbes. Elle cherche à les gérer sur le long terme. C'est plus complexe, de nombreux détails réclament un savoir acquis patiemment par l'observation de la nature, cette belle oubliée.

            Le second rapprochement à organiser est celui des consommateurs – citoyens et des agriculteurs. Il commence déjà à s’opérer au travers par exemple des Associations de Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP) qui créent une solidarité entre consommateurs et agriculteurs, les premiers s’engageant à acheter aux seconds leur production, pourvue qu’elle soit locale, respectueuse de l’environnement et de saison. La création d'une AMAP est souvent à l'initiative des consommateurs mais les producteurs eux aussi s'investissent pour retisser ce lien qui donne sens à leur métier. Lors d'une récente rencontre agriculteurs / citadins, organisée dans le cadre de l'Université Pour Tous (UPT) à Tours, deux producteurs, l'un en bio l'autre en agriculture raisonnée, ont passionnément exposé leur lien à la terre, leur fierté d'amener le produit "jusqu'à la fin", c'est à dire jusqu'au consommateur. Ils ont démontré que changer de pratiques agricoles (tous les deux étaient en conventionnel auparavant) pour se rapprocher du terroir était  à la fois épanouissant sur un plan personnel et rentable économiquement. Les opérations de fermes en fermes ou la création de nouveaux marchés de producteurs sont les vitrines d'une agriculture qui s'épanouit localement et se déconnecte progressivement des aides européennes qui, pour certains producteurs, constituent malheureusement la principale source de revenus.

          Le troisième rapprochement doit se réaliser entre les agriculteurs et les politiques de territoire. Le lien est vite fait avec le deuxième rapprochement que l'on vient de voir. Collectivités territoriales (communes, communautés de communes) et agriculteurs sont les deux seuls acteurs qui ont en commun le territoire en tant qu’il est directement à l’origine de leur existence. Elus et exploitants peuvent s’allier pour le développement du territoire, se mettre d’accord sur un contrat, partagé avec la population, définissant les conditions locales d’agriculture. Alors que la politique agricole commune a instauré les mêmes conditions pour tout le monde et pour toute l’Europe définissant un certain nombre de principes génériques, les questions de biodiversité et de développement territorial, voire d’approvisionnement alimentaire sont très micro-locales. Elles réclament une imagination collective organisée à l’échelle des intercommunalités. La communauté de communes du Villeneuvois (47) multiplie ainsi les soutiens à l’agriculture, activité phare de son territoire : aide à l’installation des jeunes agriculteurs, à la replantation d’arbres, utilisation d’huile végétale pure de tournesol (produite, pressée, décantée localement) pour faire rouler les camions de collecte des ordures ménagères. En Allemagne, l
a ville de Münich incite depuis 1991 les agriculteurs situés dans la zone d’influence des points de captage d’eau à se convertir à l’agriculture biologique. Au robinet des münichois aujourd’hui : une eau pure et non traitée Au fil des ans, la ville va intervenir très directement, sur tous les maillons de la filière agricole, de la production à la commercialisation. Elle assure elle-même des débouchés aux produits biologiques dans ses propres établissements : crèches, cantines…

Cet exemple Allemand introduit un autre rapprochement à opérer entre deux espaces jusqu'ici antagonistes en terme d'usages : la ville et la campagne. Il peut se concrétiser au cœur même des villes. Le développement des jardins dits « partagés » ou jardins ouvriers va tout à fait dans ce sens. Le festival International des Jardins de Chaumont-sur-Loire les prend pour thème cette année. A Paris, 6 de ces jardins ont été créés en 2005, 11 en 2006. Même mouvement à Rennes.  Ils participent indéniablement d’une réapropriation collective de la ville, de sa transformation en espaces de partage où la diversité (sociale, intellectuelle, générationnelle) des individus qui s’y côtoient fait écho à la diversité des plantes qui y poussent. Ville et campagne peuvent nourrir une relation de client à fournisseur en réintroduisant un peu plus de localisme dans l’approvisionnement en denrées alimentaires. Le développement des circuits courts est le mieux à même de reconquérir la confiance des citadins envers le monde agricole et de résoudre en partie la problématique du transport longues distances. Face à la progression du front urbain dans l'espace périurbain, la Zone Agricole Protégée (ZAP) peut permettre de soustraire à la pression foncière les espaces agricoles lorsque l'agriculture n'est plus en mesure de résister seule et que son maintien répond à un objectif d'intérêt général. Le périmètrre de la ZAP est annexé au document urbanisme en tant que servitude et opposable aux tiers. Montlouis-sur-Loire, aux portes de Tours, vient d’en créer plusieurs pour protéger son vignoble. Sur ce secteur, l’envolée des prix du foncier constructible a accéléré une nouvelle spéculation qui contraint les exploitants non propriétaires. Ils ne peuvent plus louer ni acheter dans les secteurs proches des zones urbanisées. Les six premiers périmètres de ZAP couvrent la quasi-totalité du cadastre viticole de l’appellation “Montlouis-sur-Loire” soit plus de 300 hectares, 10 % du territoire communal. Seule une décision conjointe du Maire et du Préfet peut modifier ces périmètres, ce qui offre une bonne visibilité aux vignerons. Plus globalement, c'est un pacte territorial qu'il s'agit d'organiser entre ville et campagne : quels partage des usages de l'espace ? quels type d'exploitation souhaite-t-on maintenir à proximité immédiate de la ville? comment l'agriculture, si elle vuet être écoutée, peut elle répondre aux attentes des citadins? continue-t-on de pratiquer un mode d'habiter très consommateur de terres agricoles (cf. développement pavillonaire)?


  

Jardins en terrasse bordant la rivière Eresma - Ségovie - Espagne © JLJ


           L’évolution sera tout à la fois agronomique, écologique, urbanistique, politique et citoyenne. De toutes parts des initiatives se mettent en place. Pour l’heure fragmentées, elles jettent les bases d’actions plus globales et ambitieuses ! Elles donnent le goût du projet, là où parfois, le catastrophisme ambiant démobilise plus qu’il ne sensibilise.

Pour conclure, je retiendrai quatre mots clés qui peuvent servir de fils conducteurs au rapprochement entre agriculture et Société : contrat, expérimentation, mobilisation, transversalité. Contrat car il suppose un engagement mutuel, consenti, réfléchi, fruit d’une négociation programmatique et sereine entre plusieurs parties. Expérimentation car il est crucial de pouvoir s’adapter à la variété des contextes, d’accepter les évolutions, la maléabilité, la réactivité et l’amélioration continue. Mobilisation car elle suppose l’implication dans la vie locale, l’action collective portée par des valeurs et la prise de conscience d’une insatisfaction par rapport à la situation actuelle. Transversalité enfin car si la stratégie du poisson pilote est efficace pour amorcer le changement, il convient à la suite de s’employer à rassembler les initiatives sous un même étendard de manière à faire naître les synergies. Jérôme LE JELOUX

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M
Bonjour,Je trouve votre article très intéressant. J'aimerais demander à mes élèves de le lire pour engager une réflexion en classe. Seriez-vous d'accord ?Cordialement. Michèle Muller-Zinck (professeur de SVT au lycée Jean Rostand à Strasbourg).
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J
<br /> Bonjour,<br /> Pas de problème pour l'utilisation de mon article. Je serais intéressé de connaître les résultats de votre réflexion collective! Quelle sera d'ailleurs son point d'entrée?<br /> Bien à vous,<br /> Jérôme Le Jéloux<br /> <br /> <br />
M
Merci pour cet article de synthèse très éclairant, comme à votre habitude.J'ai l'impression que les initiatives de type coopérative d'habitation ou éco-village n'intègrent pas systématiquement un volet agricole à leurs projets.Certes le but d'une coopérative d'habitation n'est pas de devenir une ferme, mais penser une collectivité d'individu implique aussi de penser aux moyens de nourrir ce groupe d'individus.
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