A la fois piège et guide, l'Histoire nous incite à assumer une part d'inquiétude

Publié le par Jérôme LJ

Dans le cadre des 10ème Rendez-vous de l’Histoire à Blois, une démonstration de rhétorique et de réflexion réunissait l’historien Alain Corbin et l’interdisciplinaire Edgar Morin, tout à la fois historien, sociologue, anthropologue et philosophe de la complexité. Le sujet du débat,  « l’importance de la connaissance historique pour l’intelligence du monde contemporain », confère au passé le rôle de Saint-Bernard de nos errances sociétales.  

Guide mobilisable  pour l’action présente, l’étude des faits historiques nous fourni en effet quelques grands enseignements. Ainsi la lecture du marc de l’histoire peut nous inciter, à l’heure de certains choix, à davantage d’intelligence stratégique afin d’anticiper les jeux d’interactions et de rétro-actions à l’œuvre dans les phénomènes complexes. Les résultats d’une action peuvent ne pas correspondre aux intentions, voire être en totale contradiction avec celles-ci. C’est ce qu’Edgar Morin appelle l’écologie de l’action. Par ailleurs, si le cours probable de notre époque tend vers des catastrophes (ce qui la rend toujours plus passionnante), l’histoire nous montre cependant qu’à de multiples reprises, l’improbable est survenu à la faveur d’enchaînements ténus dont la lisibilité des conséquences n’est apparue qu’après coup. Enfin, les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. La grande crise des années 30 a porté Roosvelt au pouvoir aux Etats-Unis et Hitler en Allemagne… 

L’histoire est partout. Chaque individu agit en référence à son expérience, autrement dit à sa propre histoire. De même, nul ne peut se situer au quotidien sans les traces laissées par l’architecture ou la littérature. 

Cette importance de l’histoire au quotidien est néanmoins génératrice de risques. Pour Alain Corbin, l’histoire peut en effet être une cause de cécité : l’homme est naturellement porté à sur-estimer l’éventualité des réitérations de certaines menaces jusqu’à se rendre aveugle sur la montée de menaces inédites. L’analogie empêche de penser ce qui advient et on sent poindre là le danger de l’instrumentalisation des leçons du passé. 

Il faut donc être conscient des deux aspects : l’histoire éclaire tout autant qu’elle aveugle. Pour preuve, le long cheminement d’une idée nouvelle comme l’écologie dans les années 60. Considérée comme déviante à son émergence, elle s’est ensuite créé ses réseaux, puis elle est devenue une force avant de s’imposer aujourd’hui comme norme guidant l’action. Les hommes ne savent pas qui ils sont ni ce qu’ils font mais à chaque époque ils croient savoir. L’incertitude est totale et lorsqu’un élément nouveau apparaît, il remet en cause quelque chose qu’ils croyaient stable mais qui finalement ne l’est pas. L’incertitude est totale également en ce qui concerne les projections : il est salvateur de comparer les représentations passées de l’avenir avec l’avenir tel qu’il est advenu. Devant les écarts constatés, nous sommes incités à davantage réfléchir sur nos représentations de l’avenir. Si ces écarts sont si importants, c’est que le jeu d’interactions et l’anticipation des circonstances ont insuffisamment été réfléchies. 

Autre piège : l’idée d’irréversibilité. Vladimir Poutine hérite d’une longue tradition tsariste. Il présente aussi des relents stalinistes et l’essentiel de ses proches au pouvoir sont d’anciens de la police politique (KGB). Faire référence à l’ancien nous permet de le positionner mais sa figure, bien loin de se réduire à l’un ou l’autre de ces héritages, sera davantage une symbiose entre eux trois.  

Les deux intellectuels nous incitent donc à nous interroger sur le présent de manière plus lucide et à assumer une part d’inquiétude et d’angoisse. 

On a voulu nous donner des « tranquilités » : la religion, la croissance infinie. Edgar Morin estime pourtant que la condition humaine se tonifie dans l’incertitude, la plus à même d’accroître nos capacités de résilience. Dans un élan de dynamisme fort bien transmis à l’auditoire, le penseur a conclu très simplement, en précisant qu’il existait des antidotes à  l’inquiétude : l’amour, l’enthousiasme et l’aventure collectifs. Approbation, applaudissements fournis, la salle est conquise. Non, Monsieur Morin, vous ne prêchez pas dans le désert comme vous me l’avez pourtant dit lorsque, tout ému, je suis allé vous saluer. Ce dont nous avons besoin, c’est de mettre au jour les leviers qui nous permettent d’éveiller cet enthousiasme et de jeter les bases d’un projet collectif pour la défense et le devenir de nos finalités terrestres.

 

Au premier plan Alain Corbin, puis Hervé Laurentin (France Culture), puis Edgar Morin.

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